3
Johannesburg. Afrique du Sud.
Juliette n’avait pas peur. Elle se sentait plutôt impatiente, comme un étudiant qui attend les résultats de ses examens. Il était trop tard pour revenir en arrière et elle n’en avait aucune envie. Dans l’Airbus de la British Airways, elle essayait de poser son bras sur l’accoudoir. Mais c’était peine perdue. L’homme assis à côté d’elle débordait de son siège et la repoussait près du hublot de toute sa masse.
Elle s’était d’ailleurs demandé si cet immense Sud-Africain blond aux cheveux coupés ras n’était pas placé là pour la surveiller et même déjà la retenir prisonnière. En engageant la conversation avec lui, elle avait mis peu de temps à s’apercevoir que c’était un inoffensif fermier en goguette. Il était simplement venu rendre visite à ses deux filles qui étudiaient à Paris. Juliette devait décidément se méfier de ses propres réactions. C’était un effet de son extrême nervosité que de lui faire interpréter les moindres signes en référence à elle-même. Sa carte d’embarquement s’était coincée dans la machine du contrôle ; le steward l’avait regardée avec un peu trop d’insistance ; les rangées devant et derrière elle étaient inoccupées : à chaque fois, elle avait pensé que ces phénomènes étaient dus à sa présence. Aucun pourtant n’était autre chose que l’effet du hasard.
Après le dîner, elle s’était déplacée vers les rangées vides et avait pu s’allonger. Le sommeil n’était pas venu pour autant. Son imagination tournait à grande vitesse, produisant alternativement volupté et terreur, masques et opposés d’une seule et même angoisse.
À l’arrivée à Johannesburg, elle n’eut pas à attendre de bagage. Elle avait tout apporté dans un sac qu’elle avait gardé à la main.
Dans la cohue qui accueillait les passagers après les portes coulissantes, elle repéra une petite pancarte portant son prénom. Un jeune Noir la tenait. Il se présenta dans un anglais un peu précieux et annonça qu’il se prénommait Roy. Il se montrait aimable mais évita de répondre aux questions qu’elle ne put se retenir de lui poser sur leur destination.
Malgré les circonstances, Juliette se sentait une âme de touriste. Il faisait encore grand beau temps, malgré la saison d’automne austral qui arrivait. Elle entrouvrit sa fenêtre et plissa le nez dans le vent chaud. Elle s’étonna de voir les voitures rouler à gauche dans ce pays qui ressemblait si peu à l’Angleterre. Quand ils approchèrent du centre et empruntèrent les avenues rectilignes plantées de flamboyants et d’eucalyptus, elle eut l’étrange sensation de pénétrer dans une ville occupée, fraîchement conquise. Le vieil ordre colonial était intact avec ses villas, ses jardins, ses murs surmontés de clôtures électriques. Mais dans les rues circulait une foule noire qui donnait l’impression de venir d’ailleurs. On ne la sentait ni craintive ni menacée ; elle ne semblait pas pour autant chez elle.
Un moment, ils aperçurent au loin les buildings du centre d’affaires et Juliette crut qu’ils allaient se diriger vers eux. Mais Roy bifurqua à gauche et ils remontèrent encore des avenues résidentielles. Enfin, ils approchèrent d’un autre aérodrome, réservé celui-là aux vols intérieurs privés. Les bâtiments avaient été construits dans les années cinquante, à l’époque où l’aviation était synonyme de luxe et de confort. Des peintures récentes et un sol de marbre s’efforçaient d’entretenir cette tradition. Les happy few, désormais, étaient constitués par des fermiers riches et des chasseurs d’éléphants vêtus de treillis délavés.
Roy prit le passeport de Juliette et la conduisit vers une grande entrée vide où ronronnait un tapis roulant. Elle posa son sac et le récupéra de l’autre côté de la machine à rayons X. Roy lui rendit son passeport dans lequel était glissée une mince feuille de papier. C’était, expliqua-t-il, sa carte d’embarquement. Elle n’indiquait aucune destination. Juliette prit place dans une salle d’attente vide, toujours flanquée de son ange gardien.
Deux aviateurs en chemise à manches courtes, un pilot-case à la main, traversèrent la salle et poussèrent une porte qui menait à la piste. Juliette les vit rejoindre un bimoteur stationné devant l’aérogare, au milieu d’autres petits appareils alignés comme une flottille de bateaux de plaisance.
Sur un signe de l’équipage, Roy saisit Juliette par le bras et la conduisit au-dehors jusqu’à l’avion. Le moteur droit était en marche et rendait un son grave, encore un peu hoquetant. Juliette comprit à cet instant qu’elle serait le seul passager. Roy la tenait toujours, pour la rassurer ou pour éviter qu’elle ne recule au dernier moment. Dès qu’elle fut à bord, le copilote tira le câble qui faisait remonter l’échelle et referma la porte. Il fît signe à Juliette de s’installer sur un des sièges de cuir, près d’un hublot. Il l’aida à nouer sa ceinture et partit vers l’arrière tandis que le pilote allumait le moteur gauche. L’avion était agité de soubresauts. Le copilote revint avec deux canettes de Coca, en tendit une à Juliette et trinqua avec elle. Après la chaleur de la voiture, elle était heureuse de se désaltérer et but une longue rasade.
Dans les minutes qui suivirent, l’avion se mit en marche dans un hurlement d’hélices. Juliette eut le temps d’apercevoir un grand hangar où un jet subissait une révision. Puis elle vit le copilote se tourner vers elle. Elle nota qu’il portait des lunettes de soleil et remarqua pour la première fois sa moustache blonde. Mais elle n’eut pas la force de répondre à son pouce levé. Une immense lassitude s’était emparée d’elle. Elle jeta un coup d’œil au Coca-Cola, eut un instant la pensée qu’il avait un goût plus amer qu’à l’ordinaire. Avant que l’avion n’ait quitté la terre, Juliette était déjà bien loin, dans les nuées d’un irrépressible sommeil.
La chaleur la réveilla. Une chaleur indiscrète qui fourrait ses doigts crochus dans sa gorge, soufflait son haleine sèche sur ses paupières.
Elle était allongée sur un lit de camp sans drap ni oreiller. La pièce où elle se trouvait avait des murs de ciment sans enduit, peints d’un grossier badigeon blanc. Au plafond, des baguettes de bois cachaient les joints entre des carrés d’Isorel. La fenêtre était obturée par des volets pleins. La porte entrouverte, en panneaux de bois massif, grinçait sur ses gonds, au gré d’un courant d’air qui apportait un surcroît de chaleur du dehors.
Juliette se leva, posa ses pieds nus sur un carrelage noir et rouge irrégulier et alla jusqu’à la porte en s’étirant. La pièce donnait sur une petite cour à l’arrière d’une grande maison. Des balais et des seaux étaient posés dans un coin. Sur un fil tendu séchaient des torchons à carreaux.
Elle comprit vite que cette cour n’était pas une ouverture sur la liberté. Tout autour, des murs en parpaings surmontés de barbelés clôturaient l’espace. Du côté de la maison, la porte de service était fermée à clef et les fenêtres obturées par des grilles. Au-dessus du petit périmètre de sa réclusion, elle vit que le ciel était d’un bleu uniforme, d’une sombre pureté, comme une tôle sortant d’un laminoir.
Juliette aurait préféré attendre et observer. Mais elle avait faim et surtout soif. Elle frappa au carreau de la porte de service. Une femme apparut. C’était une vieille servante à la peau très noire, les oreilles percées de trous si larges qu’on aurait pu y passer un doigt. Quand elle vit que Juliette était éveillée, elle retourna à la cuisine et sortit d’un frigo un plateau tout préparé. Elle ouvrit la porte et le lui tendit sans un mot. Juliette alla s’asseoir dans un coin de la cour qu’ombrageait un petit auvent. Elle but à même la carafe et la vida d’un trait. La vieille femme sourit avec attendrissement et reprit le broc pour le remplir de nouveau. Juliette mangea le jambon, les haricots verts et le riz, trempa le pain dans la sauce et l’avala goulûment. Elle termina par deux petites bananes très mûres. Elle n’avait aucune idée du temps qui s’était écoulé depuis son départ de Johannesburg. Si elle en jugeait par son appétit, il avait dû se passer au moins une journée. La femme repartit en emportant le plateau.
Juliette fit un petit bilan de sa situation. Il était clair que les affaires sérieuses allaient commencer. Elle se sentait plus que jamais d’attaque. Le somnifère lui avait procuré une détente qui lui avait manqué pendant ces dernières semaines. L’exaltation était restée, l’impression si rare d’être pleine de confiance en elle-même, d’énergie, d’optimisme. Mais l’angoisse, la vulnérabilité inquiète semblaient avoir disparu pour le moment, emportées par le sommeil.
Elle attendait de pied ferme ce qui allait suivre.
Il ne se passa rien jusqu’à la fin de l’après-midi. La chaleur commença à retomber, poussée dans les coins par l’avancée des ombres. Juliette crut percevoir, très loin, l’appel d’un muezzin, mais le silence faisait naître trop d’illusions dans son cerveau pour qu’elle en fût tout à fait sûre. Le crépuscule vint très vite. Des lumières s’allumèrent à l’intérieur et la porte s’ouvrit sur deux personnages masqués.
Ils l’introduisirent dans la maison selon un parcours qui avait dû être soigneusement préparé. Ils traversèrent des couloirs vides, un hall d’entrée dépouillé, enfin une pièce assez vaste aux volets fermés, meublée d’une table et d’une chaise. C’était exactement ce à quoi Juliette s’était attendue : tout était disposé pour un interrogatoire. Elle se sentait d’humeur à soutenir un long siège et elle s’assit en souriant. Ses deux interlocuteurs, un homme de haute taille et une femme svelte, grande, sportivement bâtie, portaient des cagoules de laine. La pièce n’était pas climatisée. La chaleur de la journée aurait rendu le port de tels accessoires insupportable. C’était sans doute une des raisons pour lesquelles ils avaient attendu la nuit pour l’interroger. L’homme et la femme intervenaient alternativement. Elle avait un accent américain très prononcé, avec les intonations de gorge caractéristiques du Texas. Lui parlait avec le phrasé rustique de la diaspora anglaise : il pouvait être australien, néo-zélandais, ou plus probablement sud-africain. Aucun d’eux ne prenait de notes : la conversation devait être enregistrée.
Juliette comprit vite qu’à ce stade ils cherchaient moins à recueillir des informations qu’à vérifier la solidité de celles dont ils disposaient déjà. Ils posaient des questions dont, à l’évidence, ils connaissaient la réponse et cherchaient sans cesse à la mettre en contradiction avec elle-même. Le premier train de questions portait sur ses origines, sa famille, ses connaissances. Il prit fin au bout de trois longues heures environ. Ensuite, ils la raccompagnèrent dans sa chambre – fallait-il dire cellule ? Puis ils vinrent la réveiller deux heures plus tard, la ramenèrent dans la maison et lui soumirent une synthèse qu’ils avaient rédigée a partir de ses déclarations. Elle était volontairement semée d’inexactitudes pour tenter de la piéger.
— Vous êtes née le 8 juin 1977 à Boulogne-sur-Mer, près de Calais, commença l’Américain en se tenant derrière Juliette, sans doute pour lire un papier. Votre mère, Jeanne-Hélène Pictet…
— Jeanne-Irène.
— Jeanne-Irène Pictet était suisse. Elle avait épousé à quarante-huit ans un Français originaire de Lorraine, Edmond Levasseur, lui-même âgé de soixante-sept ans. Vous êtes leur enfant unique. Vos parents s’étaient rencontrés par petites annonces. Ils se sont installés à Boulogne-sur-Mer où votre père possédait une compagnie de transit pour l’Angleterre.
Juliette ne pouvait s’empêcher de penser à l’étrangeté du destin. Qui aurait pu prédire que le nom de ses bourgeois de parents pourrait être un jour prononcé au fin fond de l’Afrique australe par une Texane cagoulée ?
— Votre enfance solitaire. Plusieurs fugues à l’adolescence vous ont conduite jusqu’en Belgique.
— Jusqu’en Suisse. J’avais douze ans la première fois.
— Vous avez appris l’anglais à la maison, par tradition familiale. Votre arrière-grand-père commerçait déjà avec la Grande-Bretagne.
C’était surtout le moyen qu’imposait son père pour étendre un peu plus encore sa domination sur la famille. Il était le seul à maîtriser parfaitement l’anglais. Juliette avait appris cette langue patiemment, comme on fourbit une arme, pour pouvoir se défendre et peut-être un jour contre-attaquer.
— Vous n’avez conservé aucune amitié d’enfance ni de jeunesse ?
L’homme avait rajouté cette question, qu’ils lui avaient déjà posée trois fois.
— Aucune.
— Votre père était enfant unique. La seule personne de votre famille à laquelle vous ayez fait confiance est votre tante, domiciliée à Genève.
Oui, pensait Juliette, la seule qui ait eu le courage de se dresser entre les humiliations et les coups que subissait l’enfant qu’elle était. C’était une étrange expérience que de voir revenir ainsi son passé. Elle le jugeait pour la première fois par l’extérieur. Ses aspects sordides, tragiques, insupportables lui sautaient aux yeux, maintenant qu’elle était adulte. Pourtant, à l’époque, elle avait toujours refusé de se sentir victime. Elle était seulement remplie de rage et de violence contenues. Sa résignation apparente était une ruse, comme les formes rétractées, pleines de piquants, que prennent certains animaux devant une menace.
— À dix-neuf ans, vous êtes partie comme jeune fille au pair aux États-Unis. À Chicago.
— À Philadelphie.
— Vous y êtes restée un an dans une famille de professeurs. Ils avaient deux enfants un peu plus âgés que vous.
C’était le mensonge principal. Il fallait redoubler d’attention. Elle confirma ces informations, fausses, mais conformes à ses réponses précédentes.
— L’aîné était un garçon nommé Roger. C’est avec lui que vous avez eu votre première expérience sexuelle.
On revenait à des faits véritables, sinon que ce Roger n’était pas le fils de ses patrons mais un sale petit voisin qui l’avait coincée un soir, au retour d’une discothèque. Elle avait hésité à employer le terme de viol. Après tout, malgré la brutalité des circonstances, elle avait eu sa part dans l’enchaînement des événements. La sexualité, à cette époque, était pour elle une des violences par lesquelles elle espérait libérer la rage qui était en elle. Roger avait été l’instrument agissant de cette initiation. C’était l’équivalent d’une fugue, en plus sordide.
— En rentrant en France, vous vous êtes inscrite en faculté de lettres, section langue anglaise, à Lyon III.
— Lyon II
— Vous avez milité dans un syndicat étudiant pendant six mois. Puis vous avez rejoint le groupe écologiste Greenworld. Vous avez participé à plusieurs actions de protestation, notamment autour de la centrale nucléaire du Tricastin. C’est à cette occasion que vous avez fait la connaissance de Jonathan Cluses.
L’association avait décidé de bloquer les accès de l’installation pour empêcher la sortie d’un camion de matière radioactive. L’opération avait été déjouée par un énorme déploiement de CRS. Juliette était partie en pleine nuit avec un groupe de cinq personnes. Il s’était mis à pleuvoir au petit matin et ils s’étaient perdus dans les chemins creux qui bordaient la centrale. Une section de gendarmes les avait chargés alors qu’ils s’étaient approchés sans le savoir de la clôture électrifiée qui entourait l’usine. Juliette avait perdu son groupe. Trempée, affamée, elle avait trouvé refuge dans un café et c’est là qu’elle avait rencontré Jonathan. Il lui avait expliqué qu’il faisait aussi partie de l’expédition. Il prétendait avoir compris depuis le début qu’elle était vouée à l’échec. Il s’était installé au café en attendant de voir ce que tout cela allait donner. Juliette l’avait jugé prétentieux et arrogant. Son air blasé, la façon qu’il avait de garder les yeux mi-clos en tirant sur sa cigarette lui donnaient un faux air de dandy. Il lui avait proposé de la ramener sur sa moto. Elle avait refusé. Elle était rentrée à Lyon en car et avait oublié Jonathan.
— Vous n’aviez jamais rencontré ce garçon auparavant ? intervint l’homme à la cagoule.
— Non.
Les deux enquêteurs échangèrent un regard.
— Il était pourtant membre de Greenworld depuis un an, intervint l’Américaine.
— Je l’ai su seulement après. L’organisation est assez cloisonnée. On ne connaît pas tout le monde.
Juliette eut l’impression qu’en posant ces questions ils enquêtaient autant sur Jonathan que sur elle.
Ils en terminèrent là cette première nuit. Juliette eut du mal à trouver le sommeil. Elle passa toute la journée suivante à traîner dans sa cour et à rêvasser sur son lit de camp. Elle attendait la suite avec impatience. L’interrogatoire reprit à la tombée de la nuit.
— Que vous est-il arrivé exactement en juillet 2002 ?
— Greenworld avait organisé une campagne de protestation contre la venue de Bush à Paris. Tant que les Etats-Unis refusaient de ratifier le Protocole de Kyoto, il fallait les boycotter. C’était l’idée. On est allé en train à Paris et à six heures du matin, on a pris le métro jusqu’à la place de la Concorde. On s’est changé dans les couloirs. Quand on est sorti devant l’ambassade américaine, on était habillé comme pour Halloween avec des tee-shirts qui représentaient des squelettes et des masques têtes de mort.
C’était une action dérisoire. Elle jugeait tout cela très sévèrement aujourd’hui. Pourtant, c’était là qu’elle s’était véritablement découverte.
— La police a été assez brutale. Ils ont couru vers nous pour nous disperser.
— Vous avez été blessée ?
— Oui. Un concours de circonstances idiot. J’ai trébuché et je suis tombée au pied d’un flic. Ma cheville droite était cassée. Lui n’a pas compris. Il a crié pour que je me relève et finalement m’a saisie par les cheveux.
Il y avait des photographes sur place. Le lendemain, c’était à la une de tous les journaux. J’étais devenue une héroïne, une martyre.
— Et pourtant, deux mois après, vous avez quitté l’organisation.
Elle resta muette un long moment. Comment leur expliquer ce qu’elle avait ressenti ?
Elle qui avait été écrasée pendant si longtemps, elle que son père traitait de débile, de parasite, elle à qui sa mère n’avait jamais donné de tendresse, voilà que, tout à coup, en allant au fond de l’humiliation, en se traînant par terre au pied d’un homme casqué et botté qui la maltraitait, elle avait trouvé la revanche et la gloire. C’était un parcours digne des prophètes et des saints, une résurrection comme celle du Christ. Le monde lui rendait justice en la faisant passer de la dernière à la première place. Elle avait cru qu’elle n’en redescendrait plus jamais.
Pendant quinze jours, elle avait reçu la visite des plus hautes personnalités, répondu à des dizaines d’interviews. Au début, tout s’était bien passé. Greenworld était satisfait d’un tel retentissement médiatique. Mais, bientôt, il est apparu clairement que Juliette avait perdu tout contrôle sur elle-même. Elle entraînait l’organisation dans des prises de position vindicatives, déclarait la guerre au monde entier. Les cadres du mouvement avaient essayé de la raisonner. Elle dormait deux heures par nuit, couvrait des pages entières de proclamations, de notes, envoyait des messages tous azimuts.
— Qui a pris la décision de vous hospitaliser en clinique psychiatrique ?
— Je n’en sais rien. J’ai toujours cru que c’était Greenworld, mais je n’ai pas de preuve.
— Vous y êtes restée combien de temps ?
— Trois semaines.
— Ensuite ?
— Ensuite, je suis rentrée à Lyon.
L’automne était précoce et gris. Juliette était retombée dans un complet dégoût d’elle-même. Elle avait arrêté ses médicaments, était restée prostrée sur son lit.
— Vous n’avez plus eu de contacts avec Greenworld ?
— Ils m’ont exclue et je pense qu’ils ont donné des consignes pour que personne ne vienne me voir.
— Sauf Jonathan.
— Lui aussi, il avait quitté le mouvement.
Voyant les enquêteurs s’étonner, elle ajouta :
— C’est ce qu’il m’a dit, en tout cas.
— Il s’est installé chez vous ?
— Non, il avait une chambre dans le quartier Saint-Paul. Mais il était souvent à la maison. Nous sommes devenus amants si c’est ça que vous voulez savoir.
— Il vous plaisait ?
— Il était doux et me faisait rire. Il m’a secouée, surtout. C’est grâce à lui que j’ai pu passer mes examens et que j’ai trouvé un boulot de prof dans le Jura.
— Près de votre tante ?
— Peut-être.
— Et que vous a-t-il dit de ses activités, de son passé ?
— Il m’a parlé des Etats-Unis.
Parvenus à ce point, ils préférèrent s’interrompre et la raccompagnèrent dans sa cellule. Elle sentit qu’ils venaient d’atteindre une phase où tout désormais était possible, même la violence.